Cloud et compétences, partie 2

Posted on Dec 4, 2022

La France qui gagne

Cet article fait suite à un précédent, sur lequel je parlais du développement des compétences individuelles, en prenant exemple sur un développeur qui déploie une application sur PaaS plutôt que de le déployer sur un serveur, au moins une fois. Sur ce post, je compte faire dériver cette réflexion sur le développement des compétences à l’échelle de notre pays.

Attention, ça va partir loin !

Hari Seldon in da house

Dans les dizaines (centaines ?) de bonnes idées que l’on trouve dans les livres d’Isaac Asimov, il y en a une qui me turlupine depuis plus de 20 ans (oui, c’est beaucoup).

La dame dans Titanic

Dans son cycle de “Fondation”, un Empire Galactique, régissant l’univers, s’effondre. Pour permettre la reconstruction de la civilisation, l’ensemble des connaissances de l’humanité sont rassemblées sur une planète, Fondation. Son peuple aura pour objectif de rebâtir une civilisation après les 10 siècles d’âges sombres prévus.

Alors, non je ne vais pas parler de l’idée géniale de “psycho-histoire”, la science qui, dans le roman permet de prévoir l’avenir à partir des données passées et présentes - coucou le machine learning. Non, ce qui m’intéresse ici, c’est la perte de savoirs et de compétences.

Dans le livre, l’énergie atomique passe en 1 siècle de science maitrisée, comprise et gérée par des scientifiques en une sorte de magie, voire un culte, où le peu de techniciens qui maintiennent encore cette source d’énergie sont vus comme des prêtres. L’humanité a perdu ce savoir, et rapidement.

Ceci n’est que de la science fiction. Heureusement, dans la réalité cela ne peut pas se produire. Par exemple, nous savons précisément comment ont été bâties les pyramides (#joke).

Cela peut-il nous arriver, encore, à l’échelle de l’humanité ? D’un pays ? D’un individu ? Ce sont évidemment des questions purement rhétoriques. Notre civilisation moderne est le résultat de centaines d’années d’acquisition et de partage de connaissances. Si nous avons effectivement perdu le savoir de beaucoup de techniques, c’est souvent pour une bonne raison : une technique apparaît pour en remplacer une autre, en apportant du “mieux” : meilleure efficacité, coût plus faible, meilleur rendement, meilleure sécurité, etc. L’ancienne technique, elle, est abandonnée. Et une technique abandonnée, non pratiquée, est vouée à disparaître.

Nuke them all

Dans mon précédent post, j’ai écrit une phrase un peu provocatrice le “sans serveur” me fait furieusement penser au “sans usine” d’il y a 30/40 ans.

Il y a 40 ans, en France, les politiques de tout bord rêvaient d’une France sans usines. C’est sale une usine, et puis il y a beaucoup de pauvres qui travaillent dedans, donc plus d’usines, plus de pauvres, magique. J’exagère à peine.

C’était une super idée, appliquée à la lettre chez Alcatel (par exemple) par quelques génies. Et bizarrement, en 2022, on ne sait plus faire en France d’équipements telecom (ou très peu / très spécifiques), mais c’est chouette car on peut en acheter à nos anciens fournisseurs chinois ! (Je pourrais parler des ingés d’Alcatel en 2005 qui se moquaient du matériel Huawei “ils ont même copié la mise en page du mod op ces c*ns”…)

Pourrait-on lancer un équipementier télécom français concurrent de Huawei en 2022 ? A-t-on encore les compétences nécessaires en R&D, en ingénierie, en production ? Et si oui à quel prix ?

Moment Giscard Punk, dans les années 60/70, la France s’est construite un vrai savoir-faire mondialement reconnu sur la production d’énergie nucléaire. Nous étions forts, nous exportions notre savoir faire, et nous innovions, sur la source d’énergie la plus adaptée au changement climatique : abondante, pilotable et très très bas carbone (hot take de ma part mais, sur ce sujet, je suis sanguin).

Centre de production nucléaire du Bugey

Depuis 25 ans on parle de FORTEMENT réduire la part de nucléaire en France. On arrête les programmes expérimentaux, on ferme des centrales, on ne mets plus en activité de réacteurs (le dernier date de 2002 !).

Quel est l’impact de ces décisions sur la disponibilité des compétences dans le secteur nucléaire ? Sans parler des chercheurs et ingénieurs hautement qualifiés, nous pouvons nous poser la question sur les techniciens de maintenance, soudeurs. En 2022, alors que la moitié du parc est à l’arrêt du fait de défaut de maintenance, on ne trouve plus suffisament de soudeurs formés, et on les fait venir des US.

Un dernier mot sur la gestion des compétences dans le nucléaire, trouvé grâce à Thierry Caillon. Je vous conseille la lecture d’un rapport de 1998 (25 ans!) émanant de l’Office Parlementaire d’Évaluation des Choix Scientifiques et Technologiques et en particulier le chapitre III sur “Les effets de la non-réalisation du projet EPR pour les industriels”.

[ … ] la définition d’une politique énergétique doit s’entendre de manière dynamique. Cette position implique le maintien des compétences de l’industrie nucléaire car le coût nécessaire à la reconstitution des compétences serait prohibitif. Or, que faire entre 2000 et 2010 si l’EPR n’est pas réalisé ? Dix années de recherches théoriques permettront certainement de maintenir un haut niveau de recherches en physique nucléaire mais le savoir-faire industriel, qui est extrêmement précieux, implique également des connaissances pointues et l’existence d’un réseau de sous-traitants et d’industriels aux standards de qualité qui ne sont pas ceux du reste de l’industrie.

AWS, GCP & AZURE

Quel est le rapport avec l’informatique ?

Le cloud est l’évolution naturelle de l’infrastructure informatique. Il permet de mutualiser des ressources physiques en créant des couches d’abstraction par du logiciel. Celui-ci va gérer automatiquement et dynamiquement l’allocation de mémoire, cpu, espace disque, etc. La valeur ajoutée est importante et sa mise en oeuvre nécessite un niveau de compétences élevé : développement en couches basses pour les problématiques réseaux, modification des OS, développement des outils de configuration et de gestion automatique des ressources, etc.

En 2022, le marché du cloud est trusté par 3 grands noms internationaux (Amazon Web Services, Google Cloud Plateform, Microsoft Azure) et des (beaucoup) plus petits. En France, nous avons aussi de très bons acteurs : OVH, Scaleway, Clever-cloud, Outscale, etc, mais loin d’atteindre le catalogue et le volume d’activité des 3 gros.

Via ces providers, un informaticien peut tout faire : gestion de la charge qui se met à l’échelle automatiquement, code qui s’exécute à la demande, calcul de 15 min toutes les nuits sur un serveur ultra puissant, gérer l’authentification sur une application, utiliser un modèle de NLP, etc.

Tout ça, sans jamais toucher un serveur ! Je n’ai pas trouvé de chiffres fiables, mais je parie que le nombre de sys admin dans le monde a du drastiquement se réduire en l’espace de 10 ans.

Pour des raisons de coûts, d’efficacité, de rendement, le cloud est souvent le meilleur choix à faire. Et vu les annonces qui se succèdent des Grands Groupes du CAC qui confient leur infra à AWS pour les uns, GCP ou Azure pour les autres, la tendance s’accélère. De plus, ces grands projets sont parfois confiés à des join-ventures dites de cloud souverain / de confiance : l’offre repose néanmoins sur les 3 grands fournisseurs de cloud américains (Thalès x GCP par exemple).

Ce que je note, c’est que les noms des cloud providers français sont rarement cités, et c’est un vrai problème stratégique si on regarde ce point sous le prisme des compétences.

En écrivant que le “sans serveur” me faisant penser au “sans usine” d’il y a 20 ou 30 ans, c’est que, refuser d’utiliser les services clouds français quand c’est possible, c’est garantir la perte des compétences pointues nécessaire à la création d’un service cloud, ou du moins leur raréfaction.

On m’objectera que le catalogue des services offerts par les 3 grands n’a rien à voir avec ce que proposent les clouds européens. Oui, et pour appuyer, un chiffre qui donne le tourni : en 2021, Amazon (pas seulement AWS) a dépensé $56.000.000.000 (oui 56 milliards de USD) en R&D (à titre de comparaison, le budget du CNRS est de 3,82M€ pour 2022). Leur avance est considérable et la bataille est peut-être déjà perdue avec une France/Europe déjà sortie de l’histoire.

Néanmoins, nous avons les compétences et idées nécessaires pour faire du cloud de qualité, avec des produits différenciants : par exemple le projet ReNESENS alliant un acteur du cloud (clever-cloud), un éditeur de solution de virtualisation opensource (Vates), un concepteur de serveurs (2CRSi) et un spécialiste des processeurs DPU (Kalray). Un projet et consortium tel que celui-ci a tout de même plus de gueule qu’un Thales/GoogleCloud, et est quand même plus Giscard Punk 🤘.

Nous avons des pépites, alors, utilisons-les, car une chose est certaine, c’est que si nous n’utilisons pas leurs services, et sans leur donner des €€€, il n’y aura plus de retard à rattraper, puisque notre industrie du cloud française / européenne sera morte, emportant avec elle les compétences nécessaires.

LA FIN.


Le visuel Giscard Punk est tiré d’un subreddit du même nom que je vous conseille d’aller voir. Outre le ton léger, la désindustrialsiation de la France en 40 ans vous sautera aux yeux.

Flexette par Rhône Poulenc systèmes